< Un demi-siècle d'émotion...
< Les lieux du Concours
< L'échelle du temps
< L'Est et l'Ouest
< Violon, piano, chant
< Imposés et Concours de composition
< Orchestres
< Les Jurys
< Présidents du jury
< Médias



Un demi-siècle d'émotion…


Peut-être la formule fera-t-elle sourire quelque âme chagrine.
Et pourtant, la preuve scientifique de sa futilité n'est pas près d'être apportée. Le Concours Reine Elisabeth apporte depuis cinquante ans une palette d'émotions extrêmement large aux mélomanes : passion joie, tristesse, adhésion, contestation… communion avec la musique, malgré tous les reproches ou réserves que l'on formule ici ou là.
Surtout, une tranche de vie où la culture semble grignoter un peu de territoire sur les crises, les rationalisations, les épidémies, la pluie ou les conflits.
Et enfin, un phénomène complexe, riche, qui résiste à toutes les généralisations : non pas un public, sociologiquement cohérent, mais des milliers de spectateurs, des dizaines de milliers de téléspectateurs et auditeurs de la radio. Non pas des lauréats-chevaux de course, mais des jeunes gens, venus chacun avec son passé, son état présent, ses potentialités toujours fragiles et dépendant de facteurs infiniment divers. Non pas "toujours le même concerto", mais un répertoire dans l'ensemble riche et varié, ouvert à son siècle comme à l'intimité de la sonate ou du lied.
Bien sûr, ce ne fut pas "une mer calme et une heureuse traversée", à chaque session, chaque jour. Mais cet anniversaire, en ce coup d'œil rétrospectif à l'ampleur presque inespérée, nous fait repenser, quelle que soit notre génération, à des souvenirs profondément ancrés : Kogan, Fleisher, Senofski, Ashkenazy, Laredo, Frager, Michlin… Znaider, Samoshko, Lemieux… Arrêtons-nous là. Les parutions du cinquantenaire nous aident à refaire cette route musicale.
Mais à l'heure où le "live" - comme disent fort bien les anglo-saxons - reprend ses droits, réaffirmons-le sans crainte : oui, décidément,
un demi-siècle d'émotion…

Tout a commencé vers 1900, quand la rencontre entre deux personnalités hors normes fait jaillir les projets les plus novateurs et les plus riches de promesses. D'un côté, Élisabeth von Wittelsbach, duchesse en Bavière. Elle vient d'épouser le prince héritier Albert de Belgique et s'installe à Bruxelles. De son père, militaire devenu un ophtalmologiste éminent - pionnier des opérations de la cataracte, - elle a hérité, entre autres, d'une passion dévorante pour la musique ; elle joue d'ailleurs fort bien du violon. De l'autre côté, Eugène Ysaye arrive alors au sommet d'une carrière à la mesure de son talent : exceptionnelle. Créateur de la Sonate de Franck, du Quatuor de Debussy, du Poème de Chausson, le violoniste a fondé un quatuor mémorable, un duo avec Raoul Pugno qui bouscule les habitudes du récital, une société symphonique prestigieuse qui explore le répertoire moderne ; il a également enseigné au Conservatoire de Bruxelles et joue sur tous les continents, acclamé comme le plus célèbre des virtuoses en activité.

Quand Albert 1er monte sur le trône, la Belgique acclame une reine dont l'amour de l'art n'est pas la moindre qualité. Ysaye est nommé Maître de Chapelle de la Cour en 1912, mais cet honneur est peu en rapport avec une ambition d'action qui aurait préféré se cristalliser dans la direction du Conservatoire de Bruxelles. Or, cette dernière lui a échappé. Son déclin de virtuose l'éloignera progressivement des scènes, après que la guerre l'avait éloigné de Belgique. Directeur musical de l'orchestre de Cincinnati de 1918 à 1922, Ysaye ne retrouvera plus une place à sa mesure dans la Belgique de l'après-guerre. Il ne fait pas bon être un apôtre du post-romantisme, un virtuose-compositeur, qui plus est, vieillissant et malade, à l'époque du Groupe des Six, de Stravinsky et des Viennois... Ysaye compose un testament musical d'une importance frappante (les six sonates pour violon solo), et, entouré de la tendresse de ses proches, comme la reine Élisabeth, mais aussi Thibaud, Kreisler, Cortot, Casals, Szigeti, jouit d'une retraite de virtuose tempérée par une activité régulière de chef d'orchestre et des compositions d'importance variable. Mais ses projets ne sont pas réalisés.

Ysaye avait dès les années 1900 des idées bien arrêtées sur ce que devrait être un concours international. Ami d'Anton Rubinstein, il connaissait le concours qui portait son nom, et dont plusieurs amis et partenaires du violoniste, à leur tour, avaient été lauréats : Ferruccio Busoni, Émile Bosquet... Le Concours Rubinstein, quinquennal et destiné aux pianistes et compositeurs, n'avait pas été remplacé après la Révolution russe ; quant au concours Chopin de Varsovie, fondé en 1927, on pouvait le considérer comme un modèle de concours de piano, mais essentiellement destiné à mettre en évidence de bons interprètes de Chopin. Ce qu'Ysaÿe désirait était un concours pour jeunes virtuoses, au programme extrêmement large incluant la musique contemporaine, permettant de mettre en évidence la maturité technique et artistique des candidats et de les lancer dans la carrière. Dans cette optique, il a l'idée d'un imposé inédit, à étudier en loge sans l'aide de quiconque, et surtout pas des professeurs : le test ultime.

La reine Élisabeth ne pourra porter un tel concours sur les fonds baptismaux du jour au lendemain. Ysaye meurt en 1931, peu après la création de la Fondation Musicale Reine Élisabeth. Ensuite, la crise économique, le décès accidentel du roi Albert puis de sa belle-fille la reine Astrid, avaient remisé provisoirement tout projet artistique d'envergure. En 1937, le premier concours Ysaye peut avoir lieu. Un jury international d'un niveau exceptionnel accepte avec empressement l'invitation. Les épreuves comprennent des œuvres imposées, mais non inédites ; les candidats affluent. Le prestige du nom d'Ysaye joint au prestige de la Cour de Belgique - feu le roi Albert et la reine Élisabeth figurent parmi les héros les plus universellement admirés de la première guerre mondiale - rassemble à Bruxelles l'élite du violon.

L
es résultats de l'épreuve causeront une impression profonde : l'école soviétique, avec une assurance qui frise l'arrogance, remporte toutes les palmes à commencer par la première place. Celle-ci échoit sans l'ombre d'une discussion au grand David Oistrakh. Le reste du monde récolte les miettes ; l'école belge du violon, dont on s'enorgueillit encore, échoue et son absence en finale est très remarquée : Arthur Grumiaux et Carlo Van Neste, jeunes et inexpérimentés, n'ont pu convaincre le jury.

Le succès de la première édition du concours Ysaye déterminera la suite des événements. Relayé par la radio, le concours trouve d'emblée son public, et le mélange de sportivité et de qualité artistique de l'événement fidélise immédiatement les amateurs. Dès 1938, une deuxième édition a lieu, cette fois destinée au piano. Et les enseignements sont identiques : si Moura Lympany (qu'on appelle encore, alors, Mary Johnstone) se glisse entre Emil Guilels (1er) et Jacob Flier (3e), et si, du reste, l'ensemble du palmarès parait plus équilibré (un Belge, André Dumortier, s'y inscrit d'ailleurs brillamment à la suite d'un tout jeune pianiste italien, Arturo Benedetti-Michelangeli, classé 7e), l’école soviétique sort une nouvelle fois la tête haute et l’œil quelque peu condescendant.
C'en est trop. Avant que la guerre n'éclate, grâce à l'aide d'un mécène éclairé et généreux, le baron Paul de Launoit, la reine Élisabeth inaugure une institution musicale audacieuse, calquée sur le modèle soviétique, et destinée à améliorer sensiblement les conditions de formation des jeunes artistes belges : c'est la Chapelle Musicale Reine Élisabeth, dont la bonne santé affichée encore au siècle suivant témoigne de la validité. Quant au Concours, les circonstances voudront qu'il ne puisse plus avoir lieu jusqu'à nouvel ordre. La vie culturelle belge, bien qu'intense pendant la seconde guerre mondiale, entre dans une phase évidemment difficile. L’administrateur-directeur de la Fondation Musicale Reine Élisabeth, Charles Houdret, qui donne vie à tous les projets musicaux de la reine, s'embourbe dans des scandales financiers ; la fondation est réduite à néant. La famille royale belge vit des jours pénibles et inattendus dans l'immédiat après-guerre : deux des enfants de la reine Élisabeth - Léopold III et Marie-José, éphémère reine d'Italie - ne garderont pas leur trône ; quant au troisième, Charles, il assure pendant cinq ans la régence en Belgique, mais, tout prince artiste qu'il soit, cette période ne pourra qu'être marquée par la reconstruction du pays, priorité d'entre les priorités.

Au printemps de 1950, la relance du concours Ysaÿe est cependant décidée. Marcel Cuvelier, fondateur en 1940 des Jeunesses Musicales de Belgique et, en 1945 avec René Nicoly, de la Fédération Internationale des Jeunesses Musicales, convainc la reine Élisabeth de donner Son nom à l'épreuve. Paul de Launoit apporte fidèlement un soutien inconditionnel à l'entreprise, dont il assume la présidence. À leur côté, Jean van Straelen, administrateur-secrétaire du Conservatoire Royal de Bruxelles, jouera un rôle plus discret mais cependant essentiel : le concours est entre de bonnes mains. La première session prend place au printemps 1951, selon les principes directement hérités du Concours Ysaye. Et, désormais, les prestigieux bâtiments de la Chapelle Musicale Reine Élisabeth accueillent les finalistes pour la remise en loge : ils deviendront très vite un des symboles du concours, quitte à faire de l'ombre à leur fonction originelle, réactivée en 1956 seulement.

Le Concours, membre fondateur de la Fédération mondiale des concours internationaux de musique (1957), est depuis sa fondation considéré dans le monde entier comme un des plus prestigieux, mais aussi un des plus durs qui soient. Il est réservé au violon (depuis 1951), au piano (depuis 1952), à la composition (depuis 1953) et au chant (depuis 1988). Pour chaque catégorie, les sessions sont distantes de quatre ans. Mais est-ce nécessaire d'aller plus loin ? L'histoire du concours est une histoire en images, en sons, en souvenirs. Et si les souvenirs se transmettent tant bien que mal de génération en génération, les images et les sons, aujourd'hui, sont disponibles.
On peut cependant utilement revenir à quelques aspects de ce coup d'œil rétrospectif, si utile pour l'histoire culturelle du pays.



Les lieux du Concours



Les lieux symboliques du " Reine Élisabeth " sont au nombre de trois.

Le premier est le Conservatoire Royal de Musique de Bruxelles. La Grande Salle, inaugurée en 1876, porte mal son nom : elle est petite. C'est une de ses grandes qualités. Cette salle à l'italienne, conçue pour la musique pure avec sa scène en gradins surmontée d'un orgue de Cavaillé-Coll, est le cadre rêvé pour un concert de musique de chambre ou un récital. Et, de fait, les demi-finales du concours qui, comme les éliminatoires, s'y déroulent devant une salle comble, font souvent davantage penser à un concert qu’à une épreuve. Pourtant, les demi-finales seront longtemps handicapées, aux yeux des vrais amateurs de musique, par un programme trop centré sur les difficultés techniques, particulièrement pour le violon. Une évolution sensible s'est d'ailleurs marquée dès les années 70 ; aujourd’hui, les demi-finales sont considérées comme un point culminant, à bien des points de vue, des sessions.

Le second lieu est la Chapelle Musicale Reine Élisabeth. Ce bâtiment aux lignes fonctionnelles et élégantes fut inauguré en 1939 à Waterlooil s'agit d'un institut supérieur d'enseignement musical, où les élèves-pensionnaires étudient le piano, le violon, l'alto, le violoncelle ou la composition auprès du maître de leur choix, dans des conditions de confort et de sérénité exceptionnelles. Lors de chaque session du Concours Reine Élisabeth, la Chapelle donne congé à ses élèves, et est mise à disposition du concours pour la mise en loge des douze finalistes. Cette mise en loge, d'une durée d'une semaine, est destinée à l'assimilation du concerto imposé inédit par le concurrent, sans aide extérieure. Chaleureuse et conviviale malgré la tension de l'épreuve, elle laisse généralement un souvenir indélébile aux finalistes.

Le troisième et dernier lieu est le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. L'un des grands projets artistiques de la reine Élisabeth, il voit le jour en 1928 et est issu du crayon de l'architecte Victor Horta. Sa grande salle de concert (2.052 places) à l'acoustique insurpassable est le théâtre de toutes les finales du concours, et, pour les concours de chant, des demi-finales avec orchestre. Les places y sont pratiquement introuvables les soirs de finales : malgré les retransmissions en direct à la télévision et à la radio, c'est, définitivement, " a place to be ", un lieu où il convient de se trouver. Pour être à la page ? Non: pour être sûr de ne pas rater un événement musical dont le " Reine Élisabeth " a le secret.


L'échelle du temps



Certaines langues, comme le français, désignent par le même substantif le temps qui passe et le temps qu'il fait... Et pourtant, il conviendrait d'être précis pour juger de l'influence du contexte, et de la tension électrique qui emplit la salle lors de certaines sessions. Un candidat soviétique qui gagne dans la ville ou siège l'OTAN (1951), une première lauréate israélienne qui devance un soviétique en 1971 ; en 1985, un lauréat (Nai-Yuan Hu), futur vainqueur, qui joue le concerto d'Elgar au moment même où des supporters de football britanniques provoquent, à quelques minutes de là, une effroyable tragédie humaine... Tout cela peut emplir la salle du Palais des Beaux-Arts d'ondes particulières dont les traces peuvent se perdre dans les enregistrements.

Le temps qu'il fait, c'est ce qui peut faire monter la température sur scène à 40'C et plus ; faire tomber la veste à un orchestre, sous menace de grève, faire suinter l'humidité de l'ivoire des claviers. Les " spots " de la télévision, dans les années 70-80, sont impitoyables. Le climat printanier belge - le croira-t-on ? - peut l'être aussi. Certains finalistes doivent leur échec ou, moins dramatiquement, des accidents sans gravité à cette chaleur, que le disque ou la radio ne rend pas davantage...

Le temps qui passe, à nouveau, c'est encore la longueur du concours. Les concurrents arrivés premiers ont une immense résistance : ils sortent d'un mois entier de tension et d'épreuves. Certains autres ont " craqué " en finale, ne récoltant pas la place que leur talent leur promettait. Le mot " épuisement ", en tout cas, revient invariablement dans les souvenirs de lauréats. Mais ce n'est pas tout : pour les premiers classés, la proclamation est annonciatrice d'autres fatigues : les concerts de lauréats se succèdent, avec notamment un gala avec orchestre qui constitue l'apothéose de la session, en présence de la famille royale belge. Ensuite, ce sont les concerts que les organisateurs extérieurs s'empressent d'organiser avec les premiers lauréats : ils sont nombreux, et dépassent largement les frontières.

Le concours, c'est certain, joue du temps.



L'Est et l'Ouest



Si, lors des deux concours Ysaÿe en 1937 et 1938, les États-Unis étaient restés en retrait, la participation américaine est une réalité dès le premier concours Reine Élisabeth. Et compte tenu de l'enjeu que représente ce concours prestigieux aux yeux des autorités soviétiques, un véritable match s'engage dès 1951. Il est en tout cas, malgré ici ou là une dénégation un peu molle, vécu comme tel par le public - que les relations Est-Ouest ne laisse pas indifférent, loin s'en faut - et par les critiques.

Dès 1951, le ton est donné. Plus encore qu'avant-guerre, l'attitude, ressentie comme arrogante des lauréats soviétiques et la manière la plupart du temps partisane dont elle est relayée dans la presse belge n'est pas sans influencer le cours des événements. Leonid Kogan survole l'édition ; de retour à Moscou, il accorde des interviews dans lesquels il ne fait guère preuve de tendresse pour le concours, la reine, la Belgique et sa bourgeoisie. La tension monte sur fond de menaces de guerre - et celle de Corée provoque un choc violent en Belgique - ; il en résultera une absence pure et simple des Soviétiques en 1952. Plus tard, et pour une longue période, les Soviétiques, Oistrakh en tête, se montreront pourtant les plus fidèles soutiens de l'institution, Kogan venant même siéger dans les jurys en 1971 et 1976 ; et la reine Élisabeth sera l'invitée d'honneur du premier concours Tchaikowsky, à Moscou, en 1958, ce qui ne sera pas sans causer un certain émoi en Belgique...
Le match URSS-USA paraît d'abord équilibré. Aux vainqueurs américains, Senofski (1955) – dont la victoire devant Sitkovetski fera sensation - et Frager (1960), il faut ajouter Laredo (1959), qui, bien que Bolivien, doit sa formation à l'Américain Ivan Galamian. La victoire de Vladimir Ashkenazy en 1956 est donc bienvenue pour les Russes. Mais dès 1963, c'est un rouleau compresseur soviétique qui se met en marche, et que rien ne semble plus devoir arrêter. Michlin, puis Moguilevski (1964), Hirshhorn (1967), Novitskaja (1968), Afanassiev (1972), Faerman (1975), Bezverkhny (1976) ne laissent interrompre leur série que par l'Israélienne Miriam Fried (1971). La déroute américaine est particulièrement cuisante dans les épreuves de violon : en 1967 et 1971, les États-Unis ne placent aucun lauréat en finale.

Si, dans un premier temps, les médias accordent un intérêt presque caricatural aux candidats venus de l'Est - Qui sont-ils ? Que font-ils ? Que mangent-ils ? Combien d'heures travaillent-ils par jour ? - , la fascination s'étiolera progressivement. Les Russes du brejnévisme ne soulèvent plus les foules, et ne donnent plus l'illusion de l'épanouissement. La fuite en Occident est devenue la règle pour les représentants de l'Est : après Ashkenazy, Berman, Markov, c'est au tour de Hirshhorn, Kremer, Nodel, puis de Novitskaja, Leonskaja, Afanassiev, Faerman, Egorov... de fuir la patrie sous les yeux effarés d'Oïstrakh et de Guilels. Certains s'en sortent bien, d'autres pas. Et l'ordre du jour n'est plus toujours à un match international, mais bien parfois au sauvetage d'artistes en détresse, au bord de l'asphyxie derrière un rideau de fer. L'URSS en déroute, empêtrée dans une politique sans issue, se replie sur elle-même et proclame un boycott du concours. Il n'y aura plus de candidats officiels soviétiques de 1978 à 1987.

Cette période ne sera pas sans incertitudes et sans regrets pour le concours, qui ne ménagera pas ses efforts pour faire revenir les autorités soviétiques sur leur décision : les Russes manquent. Mais ils reviendront. 1989 et Vadim Repin marqueront le grand retour de l'ogre soviétique... Mais si le violoniste est remarquable et paraît bien éloigné des préoccupations politiques, l'ogre, lui, est malade. Et le débat russo-américain semble se clore à jamais, un peu plus tard, à Berlin.



Violon, piano, chant



Né pour et par le violon, le concours Ysaÿe lègue au Concours Reine Élisabeth sa tradition. Inaugurée par le violon en 1951, l'épreuve fêtera en 1976 son 25e anniversaire (qui est aussi le centenaire de la naissance de la reine Élisabeth) en bousculant l'ordre habituel des sessions à son profit. Et le 50e anniversaire, en 2001, se fête aussi au son des chanterelles. Pourtant, le piano, dès 1952, devient l'autre fer de lance du concours, et peut-être même - quoique les nuances soient infimes - le plus populaire. En revanche, les tentatives de populariser un concours de composition, on le verra, ne rencontreront pas le succès. Mais le succès national et international majeur du Concours Reine Élisabeth de violon et de piano suscite bien vite des interrogations : pourquoi ne pas élargir le concept, créer de nouvelles catégories, notamment au profit du violoncelle ?

Ce sera le regain de l'art lyrique en Belgique, d'une ampleur inespérée (qu'expliquent en grande partie les succès du Théâtre Royal de la Monnaie dans les années quatre-vingts sous la direction Mortier), qui apportera la réponse à ces interrogations. Sous l'impulsion de personnalités comme Gerard Mortier, José Van Dam ou Jules Bastin, et avec la très active complicité du Président du Concours, le comte Jean-Pierre de Launoit, particulièrement féru d'art lyrique, un concours de chant est mis sur pied à titre expérimental en 1988.

L'accueil public et critique étant globalement enthousiaste, l'épreuve sera reconduite. Son succès - et son niveau - ne cesseront dès lors de s'élever. Reprenant la tradition d'exigence du règlement, dont l'application n'est pas sans susciter des discussions passionnées - existe-t-il des chanteurs capables d'exceller à la fois dans un lied de Wolf, un imposé atonal, une scène de bravoure de Donizetti et une aria de Haendel ? - , le concours de chant trouvera ses marques, et son éclosion parmi les grands concours réservés à cette discipline ne fait aujourd'hui plus aucun doute.


Imposés et Concours de composition



Le concours Reine Élisabeth met un point d'honneur, dès sa fondation, à vouloir s'insérer dans le monde musical contemporain, et le concerto inédit imposé en finale y contribue puissamment. Mais dans l'atmosphère d'optimisme retrouvé dans l'après-guerre, cela n'apparaît pas suffisant. Alors que la Fondation Musicale Reine Élisabeth, avant la guerre, avait conçu un élargissement du Concours Ysaÿe à la direction d'orchestre – épreuve mort-née pour cause de guerre imminente, – la nouvelle direction du concours, dès 1950, envisage un grand concours de composition. Les espoirs sont grands, en 1953, pour la première édition. Un jury prestigieux (Nadia Boulanger, Malipiero, Frank Martin, Martinu, Panufnik, Absil, Poot...), une exécution des partitions par un excellent orchestre, le soutien inconditionnel de la Reine Élisabeth... rien n'y fera : le concours ne trouvera pas son public. De modifications en modifications, les éditions suivantes (1957, 1961, 1965 et 1969) refléteront la difficulté insurmontable d'organiser un concours public de composition. D'ultimes remaniements, puis une extinction complète aboutiront cependant, en 1991, à une formule sans doute éloignée de l'idée originelle mais incontestablement plus adaptée aux réalités : le Concours de Composition est désormais biennal, et destiné à primer le concerto imposé aux sessions de violon et de piano. Ouvert aux candidats du monde entier, il remporte dans cette formule un succès très honorable, et une excellente diffusion internationale est garantie à l'auteur de l’œuvre primée.

Entre-temps, les concertos imposés avaient été réservés aux compositeurs belges - à une notable exception près. De 1951 à 1956, il s'agira d'un concours national ; mais de 1959 à 1989 (à l'exception de 1987, où la formule du concours ouvert aux seuls candidats belges refait brièvement surface), il s'agira d’œuvres commandées. Cette vingtaine de concertos belges fera couler beaucoup d'encre. Trop modernes, pas assez modernes, trop difficiles, pas assez difficiles... Que n'a-t-on dit de ces concertos, qui s'efforçaient, pour la plupart avec des qualités indéniables, à la fois d’être le fidèle reflet du style de leur auteur et de permettre la mise en évidence des talents d'interprètes si divers... À les réécouter, à notre époque où les diktats esthétiques sont moins puissants sans doute, l'envie prend aujourd'hui de sortir la plupart d'entre eux de leur purgatoire. On en trouvera un échantillonnage significatif dans les parutions du cinquantenaire.



Orchestres



L'accompagnement orchestral fait partie intégrante des finales depuis le premier concours Ysaÿe. A l'époque, le Grand Orchestre Symphonique de l'INR (Institut National de Radiodiffusion), récemment créé, avait rempli glorieusement sa mission sous la baguette de son chef et fondateur Franz André. Violoniste de talent, disciple de Weingartner, volontiers tyrannique, André s'était imposé, il est vrai, comme un chef de grande envergure, créant un nombre élevé d’œuvres importantes de Stravinsky, Milhaud ou des meilleurs compositeurs belges. C'est lui que l'on retrouvera dès 1951 au pupitre périlleux du " Reine Élisabeth ", mais à la tête de l'Orchestre National.
Né officiellement en 1936, l'Orchestre National de Belgique avait connu un bel essor. Il avait bénéficié jusqu'à la guerre de la collaboration très régulière d'Erich Kleiber, et allait connaître son apogée vers 1960, quand son directeur musical n'était autre qu'André Cluytens. Mais la disponibilité nécessaire au chef du " Reine Élisabeth " est grande, et Cluytens n'apparaîtra que sporadiquement dans le cadre du concours. Franz André incarnera donc à lui seul " l'orchestre du concours " de 1951 à 1964. Sa vaste expérience, sa familiarité avec les langages contemporains, sa souplesse d'accompagnateur y feront merveille, et son sang-froid lui vaudra la reconnaissance éternelle - ou l'ingratitude - de quelques candidats repêchés à la suite d'un trou de mémoire, d'une corde cassée ou d'une " page qui colle ". Membre du jury en 1967, Franz André n'occupe plus alors le pupitre : il a laissé sa place à René Defossez. Une page est tournée.

La communautarisation progressive de la culture en Belgique imprime sa marque dans les choix qui seront faits alors. L'Orchestre de la Radio Télévision Belge (RTB/BRT) succède à l'Orchestre National, tantôt avec un chef flamand (Daniel Sternefeld, 1968), tantôt avec un chef wallon (René Defossez, 1971). Si l'Orchestre National reparaît en 1972 sous la direction de Defossez, ce sont les orchestres de radiotélévision désormais scindés (RTB et BRT) qui sont destinés à accompagner les futures éditions. Mais la participation de l'Orchestre de la BRT en 1975, sous la direction d'Irwin Hoffman, sera sans lendemain. L'Orchestre National revient dès 1976, sous la direction de Georges Octors, excellent violoniste par ailleurs, dont les qualités d'accompagnateur seront très appréciées. Les meilleurs jours du National apparaissent cependant alors révolus. Personne ne s'étonne lorsque, après 1993, la décision est prise de s'adresser aux orchestres symphoniques de Liège et d’Anvers, élevés entre-temps grâce au soutien des Communautés Flamande et Française au rang de phalanges de niveau international : l'Orchestre Philharmonique de Liège (dont le directeur artistique Pierre Bartholomée, dirigera lui-même la session de 1995) et l'Orchestre Royal Philharmonique de Flandre (1997). Cependant dès 1999, l'orchestre National de Belgique, en pleine renaissance, est redevenu un complice régulier pour les sessions de violon et de piano.

Quant aux sessions de chant, elles ont trouvé dès l'origine (1988) en l'orchestre Symphonique de la Monnaie un partenaire idéal. Sous la direction de Sylvain Cambreling (1988) puis de Marc Soustrot (1992, 1996 et 2000), qui dirigera également, d'ailleurs, les sessions de violon de 1997 et de piano en 1999, l'orchestre de l'Opéra bruxellois a pu, dans un exercice particulièrement difficile, apporter la qualité nécessaire à la mise en valeur des candidats. Quant au répertoire baroque, la nécessité d'un accompagnement adapté se fait ressentir sans tarder - la Belgique étant un des foyers historiques du revival baroque. Après avoir opté (1992 et 1996) pour une formation sur instruments modernes (le Collegium Instrumentale Brugense de Patrick Peire), la direction du concours accomplit le pas très attendu de la formation sur instruments anciens : l'Academy of Ancient Music, sous la direction de Paul Goodwin, accompagne la session de chant de 2000, non sans retentissement.

La quête d'un accompagnement idéal se poursuit, du reste, sans relâche : pour la session du cinquantenaire (2001), consacrée au violon, les demi-finales permettront aux candidats d'exécuter un concerto de Mozart avec un orchestre de chambre. Quant aux accompagnateurs mis à disposition des candidats violonistes et chanteurs venant sans partenaire attitré, ils sont d'excellent niveau, et parmi eux se reconnaissent et s'apprécient d'anciens lauréats du concours, comme Jean-Claude Vanden Eynden ou Daniel Blumenthal.


Les Jurys


Les jurys du Concours Reine Élisabeth constituent une légende à eux seuls. Parfaitement silencieux, ces tueurs - comme les appelle malicieusement Isaac Stern - sont les yeux et les oreilles devant lesquels les lauréats essaient d'oublier leur trac ; ils sont les porte-plume qui inscrivent une note, secrète et non modifiable ; ils sont les maîtres qui ont décidé de la première place de 31 premiers lauréats de 1951 à 2000, que la postérité ait confirmé leur jugement ou non.

Le prestige de ces jurys est indéniable. Le fin connaisseur de l'histoire du violon pourrait-il éviter la pâmoison, en lisant au hasard la liste des jurés en 1971 : Avramov, Bobesco, Calvet, Francescatti, Gulli, Kogan, Kurtz, Menuhin, Neaman, Octors, Odnopossoff, Raskin, Stern, Szigeti, Uminska, Vegh ? De tels exemples pourraient être multipliés, mais ces listes n'ont pas leur place ici. La certitude est là, indiscutable : la capacité de jugement d'un tel jury est évidemment immense. Les questions que soulèvent les palmarès n'en sont que plus enrichissantes. A l'écoute des archives du concours, la tentation est grande, évidemment, d'instruire en un appel tardif un procès historique. Ah ça ! Comment ces grands maîtres ont-ils pu en 1952 classer Entremont 10e et Hans Graf 11e ? Pourquoi Vasary ne fut-il classé que 6e en 1956 ? Zakhar Bron, le maître de Repin et de Vengerov, méritait-il bien d'être 12e en 1971 ? Etait-il fondé de classer Egorov 3e en 1975, derrière deux compatriotes aujourd'hui fort discrets ?
Le jury a toujours ses raisons. Son nombre même, l'absence de délibération sont des garanties solides. Et il juge ce qu'il entend en finale, teinté du souvenir de la première épreuve et des demi-finales (celles-ci devenant, du reste, de plus en plus importantes). Certes, Emmanuel Ax, James Tocco, Cyprien Katsaris (7e, 8e et 9e en 1972) étaient déjà de grands artistes. Mais certains aspects de leur prestation, cette soirée-là - que ce soit sur un plan artistique ou sur un plan technique - ont moins convaincu les Annie Fischer, Alexandre Braïlowsky, Leon Fleisher, Emil Guilels et autres Vlado Perlemuter qui les écoutèrent très attentivement. Là réside la dure loi du Concours ; et les cartes sont rebattues, ensuite, lorsqu'il s'agit de mener une carrière, avec l'aide de dame Chance ; les revanches - toutes pacifiques - sont nombreuses.

Ajoutons que la direction du concours ne pourra, par une gourmandise bien légitime, résister au plaisir de mettre quelques membres du jury à contribution pendant les sessions : durant la semaine de mise en loge, par exemple, des concerts mémorables auront lieu, comme cette soirée de 1959 qui rassemblera Oistrakh, Menuhin et Grumiaux sous la direction de Franz André ; et des Oistrakh, Guilels ou Frager multiplieront à ces périodes leurs apparitions pour le plus grand plaisir de leurs admirateurs. Aujourd'hui, c'est l'aide aux candidats qui est cependant davantage mise en avant, avec des masterclasses données par des membres du jury pendant la semaine de mise en loge. Elles sont notamment ouvertes aux demi-finalistes malheureux.


Présidents du jury



Primus inter pares, le président du jury joue un rôle capital. Il est l'intermédiaire entre l'aréopage et la foule, remerciant publiquement tantôt la famille royale de sa présence, tantôt l'orchestre pour son dévouement au cours de six soirées consécutives, et annonçant, dans une atmosphère électrique indescriptible, le résultat final dans la nuit du samedi. Ce rôle sera d'abord endossé par un grand organisateur, Marcel Cuvelier, directeur du Concours et, par ailleurs, directeur de la Société Philharmonique de Bruxelles. Mais à sa mort, et fort logiquement, ce seront désormais des musiciens belges, de haut vol, qui rempliront la fonction, à commencer par deux directeurs du Conservatoire Royal de Bruxelles : Léon Jongen et Marcel Poot.

Si le règne de Léon Jongen fut bref - il avait 76 ans lorsqu'il succéda à Cuvelier en 1960, - celui de Marcel Poot sera long. Jusqu'en 1980, ce petit homme malicieux et élégant, le nez invariablement chaussé d'épaisses lunettes rondes échappées des années trente, la cigarette vissée aux lèvres, doté d'un humour à froid réputé, officia avec autorité et compétence. Ce fut ensuite le tour d'Eugène Traey, pianiste de classe - disciple de Casadesus, Leimer et Gieseking, - partenaire de Grumiaux, et pédagogue réputé. Enfin, depuis 1996, l'actuel directeur du Koninklijk Muziekconservatorium Brussel - le Conservatoire Royal flamand de Bruxelles, - Arie Van Lysebeth, a repris le flambeau avec l'élégance et la compétence que tout le monde lui reconnaît.



Médias



À tout seigneur tout honneur : sans la radio, ce coffret ne pourrait exister tel quel. L’Institut National de Radiodiffusion belge (INR/NIR), installé dans un bâtiment ultramoderne en 1938, était considéré comme un des plus performants de son temps en ce qui concerne la musique vivante. Sous l'impulsion de personnalités aussi fortes que Paul Collaer et Franz André, la diffusion de concerts " live " avait considérablement limité, dans un premier temps, la diffusion des 78 tours dont devaient se contenter d'autres institutions moins bien menées. C'est tout naturellement que le concours Ysaÿe avait fait l'objet d'une retransmission directe en 1937. Et c'est tout naturellement que le Concours Reine Élisabeth occupera l'antenne dès 1951, la radio diffusant l'intégralité des finales et les enregistrant soigneusement pour des diffusions ultérieures. Dès 1955, des propos d'entracte sont confiés à un spécialiste - le compositeur et critique musical Jacques Stehman, dont le souvenir est aujourd'hui rappelé par un prix décerné par les auditeurs de la RTBF, - qui s'entoura de journalistes pour faire du concours un événement radiophonique populaire, bientôt relayé par l'Union européenne de Radiodiffusion. La radio flamande emboîtera le pas, et diffusera aussi, avec les commentaires adéquats, le concours dans la partie néerlandophone du pays, créant elle aussi un prix décerné par les auditeurs, le prix Sternefeld.

Cette couverture médiatique connaîtra un nouvel élan grâce à la télévision. Dès 1959, celle-ci marque son intérêt pour le concours. Mais les limitations de la technique, la méfiance aussi pour ce nouveau média donneront à ces débuts un tempo modéré. On commencera par les aspects les plus mondains - la remise des prix par la reine Élisabeth - en contournant la musique. Il est vrai que l'auditeur est roi : celui du Palais des Beaux-Arts ne pouvait tolérer davantage que la direction du concours les installations très lourdes et l'éclairage écrasant nécessités par les caméras de l'époque. Dès 1964, la télévision filme cependant les répétitions au Palais des Beaux-Arts pour alimenter une chronique au journal du soir. Une caméra fixe permettra dès 1967 d'immortaliser des moments choisis des demi-finales et finales, agrémentés de très nombreux reportages et interviews. Les retransmissions en direct commenceront partiellement en 1972, et totalement en 1978. Elles n'ont plus cessé depuis du côté francophone, tandis que la télévision flamande les a remplacées par des reportages et retransmissions différées depuis 1997, au regret de milliers de mélomanes flamands.

Une telle médiatisation, à laquelle il faut encore ajouter un suivi attentif de la part de la presse écrite - tant flamande que francophone, - est unique au monde. Elle a donné aux lauréats une assise populaire impressionnante qui a amené nombre d’entre eux à s'installer en Belgique.

A cet éventail médiatique s'ajoute enfin le disque, relais favori des émotions musicales pour une majorité d'amateurs. Dès 1967, la Discothèque Nationale fondée en 1956 grâce à l’appui de la reine Élisabeth, édite en hommage à la souveraine décédée un disque consacré à l'histoire du concours, ainsi que les prestations des trois premiers lauréats. La filiale belge de Deutsche Grammophon publiera dès lors à chaque session une série de disques réalisés avec le plus grand soin. Mais les filiales locales des grandes maisons de disques interrompent bientôt leurs productions classiques propres. En 1983, un éditeur belge indépendant - René Gailly - prend le relais. Depuis 1996, le label Cyprès enregistre, publie et diffuse tous les disques du Concours Reine Élisabeth.

En 2051, peut-être quelqu'un prendra-t-il la plume pour célébrer le centenaire du concours. Puisse-t-il être en mesure d'écrire : un second demi-siècle d'émotion. Il commence aujourd'hui.


Michel Stockhem